L'histoire de la prohibition du cannabis aux Etats-Unis
Il fut un temps où cette plante aux multiples propriétés était aussi courante que le tabac dans certains États. Mais au fil des décennies, son usage a été diabolisé, menant à des lois de plus en plus strictes sur sa possession et sa consommation. Aux États-Unis, la prohibition a été alimentée par des campagnes de peur, des luttes politiques et des intérêts industriels bien gardés.
De la diabolisation orchestrée par Harry Anslinger dans les années 1930 jusqu'à la régulation progressive amorcée par des pionniers comme le Colorado et Washington, son statut a toujours reflété les tensions sociales du pays. Alors, comment cette herbe médicinale autrefois prescrite est-elle devenue une cible des politiques antidrogues ? Et surtout, comment certains États en sont venus à la légaliser, bouleversant un marché longtemps clandestin ? Plonge dans cette histoire fascinante où la morale, l’économie et la politique s’entrelacent.

Les origines de la prohibition du cannabis aux États-Unis
Si la prohibition de l'alcool aux États-Unis a marqué les années 1920, celle du cannabis a suivi un parcours tout aussi tumultueux. Longtemps utilisé pour ses vertus médicinales et industrielles, le cannabis a progressivement été perçu comme une menace, devenant une substance illégale sous l’influence de campagnes de désinformation et de politiques répressives. Dès les années 1930, les autorités ont intensifié leur lutte contre cette plante, imposant des sanctions sévères, allant d’une simple amende à des peines de prison.
Cette répression s’est renforcée au fil des décennies, façonnant une législation stricte dont les effets sont encore visibles aujourd’hui. Retour sur l’histoire de cette prohibition qui a radicalement changé la perception du cannabis aux États-Unis.
L'usage du cannabis avant son interdiction
Avant de devenir l’ennemi public numéro un aux États-Unis, le cannabis était un invité de marque dans les foyers et les pharmacies. Dès le XIXe siècle, les Américains l’utilisaient sous forme de teintures et d’extraits médicinaux pour soulager la douleur, traiter l'insomnie et même atténuer les symptômes de certaines maladies comme la migraine ou les troubles digestifs.
Et ce n’était pas qu’une tendance médicale ! Le chanvre, cousin du cannabis, faisait déjà partie du quotidien : il servait à fabriquer des cordages, textiles et papiers. Même les pères fondateurs des États-Unis, comme George Washington et Thomas Jefferson, cultivaient du chanvre dans leurs plantations.
Mais alors, à quel moment le regard sur cette plante a-t-il changé ? À la fin du XIXe siècle, le cannabis a commencé à être consommé différemment, notamment sous forme de fumée. Ce mode de consommation s’est popularisé avec l’arrivée de travailleurs mexicains aux États-Unis après la Révolution mexicaine de 1910. Ils apportaient avec eux l’usage récréatif du cannabis, qu’ils nommaient marihuana. Rapidement, des associations xénophobes ont commencé à relier cette consommation à des comportements criminels, créant ainsi les premières bases de la prohibition.
Les premières réglementations au début du XXe siècle
Le début du XXe siècle marque le tournant décisif vers la prohibition. Dans un climat de peur et de politiques répressives, le cannabis s'est vu progressivement classé comme une menace. Dès les années 1910, plusieurs États américains ont commencé à adopter des lois limitant son usage, souvent sous prétexte de lutte contre la criminalité. En réalité, ces mesures visaient principalement les minorités et les populations immigrées, notamment les Mexicains et les travailleurs afro-américains du sud du pays.
En 1906, le Pure Food and Drug Act ne criminalise pas encore le cannabis, mais impose un étiquetage strict des substances considérées comme addictives, dont l’opium et la cocaïne. Ce n’est que le début d’une longue série de restrictions. Entre 1914 et 1925, une dizaine d’États interdisent totalement la consommation de cannabis, souvent sous l’influence de campagnes de désinformation affirmant que cette plante pousserait à la violence et à la folie.
En parallèle, la Convention de Genève de 1925 sur les drogues classe officiellement le cannabis parmi les substances nécessitant un contrôle international. Cette décision encourage le gouvernement américain à renforcer ses propres restrictions. D’ici la fin des années 1920, le terrain est préparé pour une interdiction totale à l’échelle fédérale. Le climat de prohibition ne fait alors que s’intensifier, ouvrant la voie aux mesures radicales des décennies suivantes.
La montée en puissance de la prohibition dans les années 1930
Dans les années 1930, la prohibition du cannabis aux États-Unis prend un tournant décisif, largement influencée par la figure de Harry Anslinger, premier commissaire du Bureau fédéral des narcotiques. Anslinger orchestre une campagne de diabolisation du cannabis, exploitant des peurs sociales et raciales pour justifier son interdiction totale.
Sous son influence, le cannabis devient synonyme de criminalité et de délinquance, préparant le terrain pour la législation restrictive qui aboutira au Marihuana Tax Act de 1937. Cette période marque le début d'une répression qui façonnera l'approche américaine du cannabis pendant des décennies.
Harry Anslinger et la campagne de diabolisation du cannabis
Si le cannabis était encore relativement peu réglementé au début du XXe siècle, les années 1930 marquent un véritable tournant. Un homme en particulier joue un rôle clé dans cette transformation : Harry Anslinger, premier commissaire du Bureau fédéral des narcotiques (FBN). Pour lui, le cannabis n'est pas seulement une drogue, c'est une menace pour la société américaine.
Anslinger lance une campagne de propagande sans précédent, exploitant des peurs raciales et sociales pour justifier l’interdiction totale du cannabis. Il associe ouvertement la consommation de marijuana à la criminalité, affirmant qu’elle pousse à la violence et à la folie. Des journaux à sensation relaient ses discours alarmistes en publiant des titres chocs et des faits divers exagérés, où la marijuana est présentée comme la cause directe de meurtres et d’agressions.
Son argumentaire repose aussi sur des préjugés racistes profondément ancrés à l’époque. Il insiste sur le fait que le cannabis est principalement consommé par les Afro-Américains et les immigrés mexicains, que ces populations deviennent incontrôlables sous son effet et qu’elles menacent l’« ordre moral » des États-Unis. L’un de ses propos les plus célèbres illustre parfaitement cette vision biaisée : La marijuana pousse les Noirs à penser qu’ils sont aussi bons que les Blancs.
Ce discours alarmiste trouve un écho favorable auprès des autorités et du grand public. Des films comme Reefer Madness (1936) diffusent l’idée que fumer du cannabis mène inévitablement à la délinquance et à la démence. En quelques années, la perception du cannabis change radicalement : ce qui était autrefois une plante utilisée en médecine et en industrie devient l’incarnation du danger et de la dépravation.
Le Marihuana Tax Act de 1937 : une interdiction officielle
Porté par cette vague de panique, Anslinger parvient à faire voter une loi décisive : le Marihuana Tax Act de 1937. Officiellement, cette loi ne prohibe pas totalement le cannabis, mais elle le soumet à une taxation et une réglementation écrasantes. Chaque acteur de la filière (producteurs, vendeurs, prescripteurs médicaux) doit payer des taxes si élevées qu’elles rendent toute activité liée au cannabis pratiquement impossible.
Le processus d’obtention des autorisations est lui aussi si complexe et opaque que la plupart des professionnels abandonnent l’idée d’utiliser du cannabis, même à des fins médicales ou industrielles. Les sanctions en cas d’infraction sont également extrêmement lourdes, faisant peser un risque juridique bien trop important sur les consommateurs et les commerçants.
Dans les faits, le Marihuana Tax Act signe donc la fin de toute exploitation légale du cannabis aux États-Unis. Seuls quelques médicaments à base de cannabis restent disponibles dans un cadre très restreint, mais leur usage diminue progressivement jusqu'à disparaître dans les décennies suivantes.
Cette loi marque le premier pas vers une criminalisation totale, qui s’intensifiera encore dans les années suivantes avec la classification du cannabis comme substance dangereuse sous le Controlled Substances Act de 1970. En attendant, le Marihuana Tax Act de 1937 permet au gouvernement américain de renforcer sa politique antidrogue et d’alimenter la répression contre les consommateurs issus des minorités.
Anslinger, lui, reste en poste jusqu’en 1962 et continue de défendre une politique de tolérance zéro à l’égard du cannabis. Mais son héritage ne s’arrête pas là : les bases qu’il a posées continueront d’influencer la législation américaine pendant plusieurs décennies, avant que certains États ne commencent à remettre en question cette interdiction.
Les conséquences sociales et économiques de la prohibition
La prohibition du cannabis aux États-Unis a exacerbé les inégalités sociales et économiques, particulièrement au sein des minorités, entraînant une incarcération massive. Parallèlement, des lobbies industriels ont contribué à maintenir l'interdiction pour protéger leurs intérêts économiques.
Incarcération massive et impacts sur les minorités
La prohibition du cannabis aux États-Unis n’a pas seulement transformé la perception de cette plante, elle a aussi alimenté une machine répressive qui a frappé de plein fouet les minorités. Dès l’adoption du Marihuana Tax Act en 1937 et encore plus avec la War on Drugs lancée dans les années 1970, la possession et la consommation de cannabis sont devenues des délits sévèrement punis. Résultat ? Une explosion des arrestations, en particulier au sein des communautés afro-américaines et latino-américaines.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon l’ACLU (American Civil Liberties Union), un Afro-Américain avait près de quatre fois plus de chances d’être arrêté pour possession de cannabis qu’un Blanc, alors que les taux de consommation étaient similaires. Cette politique répressive a contribué à l’incarcération de masse, remplissant les prisons de consommateurs non violents, souvent pour de simples infractions liées à la possession.
En plus de briser des vies, cette criminalisation a renforcé les inégalités économiques et sociales. Un casier judiciaire pour possession de cannabis pouvait signifier la perte d’un emploi, une difficulté accrue à trouver un logement ou à obtenir un prêt étudiant. Ce phénomène a creusé un fossé encore plus large entre les différentes classes sociales, transformant une simple consommation en un instrument de marginalisation.
Le rôle des lobbies industriels dans le maintien de l’interdiction
Derrière la prohibition du cannabis se cache aussi une guerre d’intérêts économiques. Si Harry Anslinger et ses campagnes de diabolisation ont joué un rôle central, il a bénéficié du soutien discret mais stratégique de plusieurs grands groupes industriels. Pourquoi ? Parce que la légalisation du cannabis et du chanvre représentait une menace directe pour certains secteurs clés.
Le chanvre, en particulier, possédait des qualités qui faisaient de l’ombre à plusieurs industries bien établies :
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Le papier et la sylviculture : Le chanvre offre une alternative durable et plus écologique à la pâte à papier issue du bois. William Randolph Hearst, magnat de la presse et propriétaire de vastes forêts destinées à la production de papier, aurait soutenu l’interdiction du chanvre pour préserver son empire.
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Le textile : Le nylon, développé par la société DuPont, devait s’imposer comme la fibre synthétique du futur. Le chanvre, résistant et moins coûteux, représentait une concurrence directe.
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Les énergies fossiles : À la fin des années 30, des recherches montraient que le chanvre pouvait être utilisé pour produire des biocarburants. Une menace pour l’industrie pétrolière qui préférait maintenir sa mainmise sur le marché.
Les lobbies ont donc soutenu l’interdiction du cannabis, non pas pour des raisons de santé publique, mais pour protéger leurs profits. Ils ont financé des campagnes de désinformation, influencé les décisions politiques et aidé à maintenir une législation répressive, même lorsque des études ont démontré que le cannabis était loin d’être la menace décrite dans les journaux des années 30.
Cette influence persiste encore aujourd’hui. Alors que la légalisation progresse dans de nombreux États, certaines entreprises s’efforcent de contrôler ce nouveau marché en imposant des réglementations strictes qui favorisent les grandes industries au détriment des petits producteurs et des entrepreneurs issus des communautés historiquement ciblées par la prohibition.
Les premières réformes et la légalisation progressive
Après des décennies de criminalisation, les premières fissures dans l'édifice de la prohibition du cannabis aux États-Unis apparaissent dans les années 1970. Plusieurs États, notamment l'Oregon et la Californie, commencent à dépénaliser la possession de petites quantités, réduisant considérablement les sanctions pénales. Malgré ces avancées, la politique fédérale reste inflexible, notamment sous l'impulsion de la War on Drugs lancée par l'administration Nixon et poursuivie sous Reagan.
Il faut attendre les années 1990 pour voir un vrai tournant. En 1996, la Californie devient le premier État à autoriser l'usage médical du cannabis avec le passage du Compassionate Use Act. Cette avancée ouvre la voie à une vague de réformes similaires dans d'autres États, dont l'Oregon, le Washington et le Colorado. Ces lois permettent aux patients souffrant de maladies chroniques, comme le cancer ou l'épilepsie, d'accéder légalement au cannabis sur ordonnance.
Mais la véritable révolution intervient en 2012, lorsque le Colorado et l'État de Washington deviennent les premiers à légaliser l'usage récréatif du cannabis. Cette décision marque un tournant historique : pour la première fois, des États américains régulent la production et la vente de cannabis comme n’importe quel autre produit de consommation. Inspirés par leur succès, plusieurs autres États, dont la Californie, le Nevada et le Massachusetts, suivent le mouvement.
En quelques années, la légalisation progresse rapidement. Aujourd’hui, plus de 20 États autorisent l’usage récréatif du cannabis, tandis que plus de 35 États en permettent l’usage médical. Cette évolution repose sur un constat simple : la prohibition a échoué à éradiquer la consommation, mais a en revanche contribué à la criminalisation massive des minorités et à l'essor d'un marché noir incontrôlé.
L’évolution de l’opinion publique et les enjeux actuels
Si la perception du cannabis a radicalement changé, c’est en grande partie grâce à l’évolution de l’opinion publique. Dans les années 2000, seuls 30 % des Américains étaient favorables à la légalisation. Aujourd’hui, ce chiffre dépasse les 65 %, selon les sondages du Pew Research Center. Cette transformation s’explique par plusieurs facteurs.
D’abord, les bénéfices économiques de la légalisation sont indéniables. En 2022, le marché légal du cannabis aux États-Unis a généré plus de 25 milliards de dollars de ventes, avec des recettes fiscales dépassant 3 milliards pour les États ayant régulé la filière. Ces revenus financent des programmes d’éducation, de santé publique et d’infrastructures.
Ensuite, les études scientifiques ont contribué à déconstruire les mythes entretenus par la prohibition. De nombreuses recherches montrent que le cannabis peut être utilisé à des fins thérapeutiques, notamment pour soulager la douleur, réduire l’anxiété ou traiter certaines formes d’épilepsie. Ces avancées ont conduit la Food and Drug Administration (FDA) à approuver les premiers médicaments à base de cannabis.
Cependant, tout n’est pas encore gagné. Bien que plusieurs États aient légalisé le cannabis, il reste illégal au niveau fédéral, classé comme une substance contrôlée au même titre que l’héroïne. Cette incohérence juridique pose de nombreux problèmes, notamment pour les banques, qui hésitent encore à collaborer avec les entreprises du secteur.
De plus, la question de la réparation des injustices liées à la prohibition reste en suspens. De nombreux militants réclament des mesures d’amnistie pour les personnes incarcérées pour des délits liés au cannabis, ainsi que l’intégration des minorités dans l'industrie légale. Certains États, comme l’Illinois et New York, ont mis en place des programmes de justice sociale pour corriger ces inégalités, mais le chemin reste long.
Alors, les États-Unis se dirigent-ils vers une légalisation fédérale ? Avec la montée en puissance du marché légal et la pression croissante de l’opinion publique, la question semble inévitable. Reste à savoir combien de temps encore les réticences politiques et les intérêts économiques retarderont une décision qui semble, pour beaucoup, déjà acquise.
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